Un jour dans un salon de tatouage
Tang Feng, 30 ans, marié, deux enfants, profession tatoueur à Hangzhou. Dans une mezzanine de 14m2 au dessus d’une petite boutique de souvenirs et de babioles, il professe son art façon « fait maison ». Perdues entre feuilles volantes, calques brouillons et crayons épars, ses machines à tatouer prennent vie alors qu’il les arment prestement de leurs aiguilles. Un tiroir s’ouvre, en jaillit une buse un plastique à usage unique, aussitôt combinée à un grip chamarré de rouge, de noir et de vert, le tout habillement manié entre des mains agiles manœuvrant dans de grises volutes de fumée de cigarette.
Et hop, en deux temps trois mouvements, le poste de Tang Feng est prêt à tatouer, véritable Capharnaüm de couleurs, de godets en plastique, de fils, de papier essuie-tout, et de liquides divers mêlés à de la vaseline au pas chère. Il est maintenant 14h, la cliente devrait arriver. Les aiguilles l’attendent patiemment, Tang Feng et moi aussi. Pour passer le temps, nous écumons quelques pages de photos de tattoos sur le net, chacune ponctuée de « hao » ou de « bu hao », basiques jugements en chinois, simplement afin de marquer notre accord ou notre désaccord sur tel ou tel design. Parfois, il tente de faire une remarque un peu plus intéressante, et son ordinateur se charge de me traduire alors pour lui ce que ses doigts veulent me dire. Ah oui, Tang Feng ne parle pas un seul mot d’anglais, et moi seulement 14 mots de chinois… Je me contente d’approuver de la tête, ou de faire la moue pour lui montrer que je pense le contraire.
15h30, la cliente se fait attendre. Les aiguilles à tatouer, jadis stérilisées dans leur emballage, rigolent peut-être du dialogue un peu surréaliste qui se tient entre Tang Feng et moi en ce moment. Doucement, mon petit carnet de notes se couvre de mots en chinois que mon esprit tente d’emmagasiner (probablement plus par politesse en fait vis à vis de mon « professeur de chinois » improvisé). Des mots qui ne me serviront sûrement que très peu dans la vie quotidienne… Je me demande comment je pourrais recaser « buse de 5 », « tribal design » ou encore « recouvrement » dans une discussion normale… En chinois en plus… Bref, ça doit me servir, pour ce qui est du tattoo.
J’épluche le portfolio de Tang Feng, patiemment. De superbes pièces traditionnelles se disputent la première place, et quelques tatouages old school attirent mon attention. C’est assez marrant de voir comment le custom américain prend vie à la sauce asiatique. Nos sujet de discussion s’épuisent, si tant est qu’il y en avait avant cela. Cette journée passée au studio parait longue. Mon cerveau fournit des efforts pour tenter de compiler les informations reçues en flux tendu, et en chinois, et chaque minute passée ici se transforme en une année entière… je me demande alors si certaines situations n’auraient pas le don de déformer l’espace-temps pour créer des heures qui n’existaient pas avant… Einstein avait donc raison avec la Relativité et tout ces trucs là… De plus, quand j’ai en tête les idées et les choses échangées avec Zoe ces derniers jours, je transpire de plus belle. En effet, cette réponse qu’elle m’a donnée à propos de Hangzhou… Et toutes les idées et discussions que nous avons pu avoir avoir depuis notre arrivée . Le grand NON qui raisonne à propos de la Chine et de Hangzhou. Un NON qui est venu si vite, comme une évidente révélation. Un NON que nous allons donc écouter et suivre, en quittant finalement la Chine…
16h, la cliente arrive enfin. Sous les aiguilles parfois hésitantes, toujours efficaces de mon ami d’aujourd’hui, une fleur apparait doucement sur la peau de celle-ci. Très doucement. Je regarde ma montre… je regarde le tattoo… je regarde Tang Feng… Même regard inquisiteur que j’ai eu déjà pendant un an dans le studio où j’ai travaillé à Bruxelles. Me tordant le cou pour entrevoir l’angle, la profondeur, le mouvement des aiguilles sur la peau, je ne perds pas une image de ce qui se passe sous mes yeux. Tracés en noir, fins et précis, quelques ombrages rapides en gris, puis du rouge profond nuancé de rose, et enfin un vert habillement dégradé pour parfaire les quelques feuillages autour du design central. Tout comme l’organisation de son poste de travail, sa technique est une peu « faite maison », mais le résultat est concluant. La cliente se redresse après les deux heures passées sous les aiguilles du tatoueur. Elle parait contente. Enfin… difficile à dire en fait si on n’en juge qu’à son demi sourire. Alors qu’elle semble ne même pas trop se soucier de jeter un coup d’œil à son tattoo dans un miroir, elle se rhabille illico presto et se hâte de déguerpir presque, tout aussi vite. Tang Feng et moi échangeons un regard perplexe.
La journée touche alors à sa fin. La nuit est bien installée sur Hangzhou, et je dois retourner à mes pénates. Je serre la main à mon ami Tang Feng, et nous tentons de rigoler une dernière fois, dans une langue à mi chemin entre le chinois et l’anglais. Il doit sortir pour aller casser la croûte au resto du coin, où il a l’habitude de diner pour quelques yuans. 18h15, je grimpe dans un bus bondé sous les yeux ahuris d’un bon paquet de chinois. Le bus me ramène à la maison. Une bonne odeur de curry m’accueille, et Zo m’embrasse. Je suis fatigué, et je ne comprend pas bien ce qui s’est passé aujourd’hui, et pourquoi. Une journée dans un tattoo shop de Hangzhou s’achève…